Combats pour le contrôle du pétrole libyen et pour la conquête de Tripoli


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La situation est loin de faire la une des journaux, mais la capitale libyenne tressaille sous les pires violences qu’elle ait connues depuis le début des combats à la mi-2014. À l’est du pays, les affrontements pour le contrôle du pétrole font rage, alors que les signes d’un engagement croissant de la Russie deviennent visibles. Quelles sont les conséquences de ces luttes pour le pouvoir économique et politique sur la population civile libyenne ?

Alors qu’une myriade de milices se livrent une lutte pour le contrôle du centre de Tripoli, les habitants tentent de se mettre à l’abri des tirs de chars et d’artillerie. Les combats interviennent après deux années de violences croissantes et dans un contexte de misère grandissante pour la ville et ses 1,5 million d’habitants, engendrée par l’effondrement des services de base.

Plus à l’Est, les forces de l’un des trois gouvernements libyens rivaux ont pris le contrôle de deux ports pétroliers, al-Sidra et Ras Lanuf, dont une autre milice s’était emparée au début du mois.

La reconquête de ces ports offre l’espoir d’une relance de la production de pétrole — la principale source de revenus du pays avec la production de gaz. Mais le contrôle de ces ressources dépendra de l’issue de la lutte indécise que se livrent le Parlement élu, basé à Tobrouk, le gouvernement d’unité nationale, établi à Tripoli avec le soutien des Nations Unies, et une troisième autorité potentielle, le gouvernement de salut national, également établie dans la capitale.

Comment en est-on arrivé là ?

Les nombreuses milices libyennes s’affrontent de manière sporadique pour prendre le contrôle de Tripoli (et du pays) depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, mais les combats se sont intensifiés après les élections législatives de juin 2014. Un groupe originaire de Misrata, la troisième ville du pays, et des islamistes ont refusé d’accepter leur défaite dans les urnes, et ils se sont unis pour donner naissance à une milice, baptisée « Aube libyenne ».

Après sept semaines d’affrontements contre des milices rivales, les combattants se sont emparés de la capitale. Les ambassades étrangères ont quitté le pays et l’aéroport international est parti en flammes. Depuis, les compagnies aériennes étrangères évitent la Libye et rares sont les étrangers qui se rendent dans le pays. Même les Nations Unies jugent que la ville est dangereuse et opèrent principalement depuis la Tunisie voisine.

Le gouvernement d’union nationale s’est établi à Tripoli en mars 2016 ; selon les Nations Unies, il pouvait faciliter l’unification du pays. Mais il n’a même pas réussi à unifier Tripoli — les membres de la présidence sont confinés dans la base navale de la ville, alors que des bataillons de miliciens, dont certains ont fait alliance avec le gouvernement de salut national, règnent dans les rues.

À Tripoli, le chaos est tel ces derniers jours que les hôpitaux de la ville ne sont pas en mesure d’évaluer le nombre exact de morts et de blessés. Un de ces établissements, celui de Habda, a été touché à deux reprises par des tirs de mortier avant de prendre feu, mardi, puis d’être évacué.

L’horreur des combats de rue aggrave le quotidien des habitants de la capitale et avive leurs inquiétudes en matière de sécurité.

« Le plus difficile, quand on vit ici, c’est l’incertitude », a dit à IRIN une femme au foyer de Tripoli qui a demandé à garder l’anonymat. « Mon mari et mon fils vont au travail tous les jours, les enfants vont à l’école, et on entend les combats au loin, on entend parler du dernier enlèvement en date et on se demande : seront-ils en sécurité ? »

Il est vrai qu’à Tripoli, ce qui était anormal devient normal. Le gouvernement d’union nationale n’a pas été capable de reprendre en main les services publics. La ville subit des coupures de courant qui durent plusieurs jours, parce que les centrales électriques tombent en panne ou que des milices se sont emparées des combustibles.

Le manque d’énergie se traduit aussi par un manque d’eau issue des stations de pompage. D’autant plus que la ville dépend d’un long pipeline pour son eau potable. Construit à l’intérieur du désert, ce pipeline, baptisé « grande rivière artificielle », a aujourd’hui fortement besoin d’entretien.

Mais, actuellement, c’est la sécurité qui est le principal problème à Tripoli. Outre les chars, les bombardements et les affrontements, échapper aux enlèvements est devenu tout un art. Gargaresh, dans le centre-ville, reste un quartier dynamique pour ceux qui ont de l’argent ; les cafés sont bondés, mais même ici, les gens viennent et repartent en groupe pour éviter les enlèvements.

Les apparences sont importantes aussi. Un étudiant a expliqué à IRIN pourquoi il ne nettoyait pas sa voiture et pourquoi il ne remplaçait pas son parebrise cassé. « Je veux que cette voiture ait l’air d’être en mauvais état. Je ne veux pas qu’un milicien la repère. Parce qu’alors, il risquerait de la prendre ».
Pétrole et argent

À l’Est, dans le bassin de Syrte, où se trouvent les gisements pétroliers dont la Libye tire une large partie de ses revenus, les forces de Khalifa Haftar — homme fort de la région, soutenu par la Russie et l’Égypte, et allié du gouvernement de Tobrouk — se sont emparées des terminaux pétroliers jusqu’alors contrôlés par des milices de Benghazi.

Selon des sources anonymes étasuniennes et égyptiennes, les forces spéciales russes joueraient un rôle croissant dans cette région riche en pétrole, ce qui soulève des interrogations dans les capitales occidentales, particulièrement à la lumière des exploits russes en Syrie.

Les ports pétroliers de l’est de la Libye étaient fermés depuis deux ans en raison d’un différend sur leur contrôle et sur les exportations, mais M. Haftar les a rouverts quand il s’en est emparé au mois de septembre. Les revenus associés ont ainsi à nouveau afflué.

Les terminaux sont importants d’un point de vue politique, aussi bien qu’économique. Depuis les combats, le parlement de Tobrouk, auquel M. Haftar s’est allié, a voté en faveur du retrait du soutien déjà timide accordé au gouvernement d’unité nationale et au processus de paix soutenu par les Nations Unies.

Sans pétrole, le pays pourrait en outre tomber dans une crise économique plus profonde encore. Il souffre déjà d’un grave manque de fonds. Outre des gouvernements rivaux, deux banques centrales s’opposent en Libye : l’une, établie à Tripoli, utilise des dinars imprimés en Grande-Bretagne ; l’autre, installée dans l’Est, utilise des dinars elle aussi, mais ses billets, imprimés en Russie, sont différents.

Avec des milliards de dinars de billets de banque qui arrivent dans le pays, la Libye devrait nager dans l’argent. Mais au lieu de cela, les banques ont limité la quantité d’argent en circulation dans une tentative, qui n’a pas vraiment réussi, de contrôler l’inflation galopante.

Seules quelques banques nationales sont autorisées à distribuer des espèces, souvent dans une limite de 300 dinars (soit 214 dollars au taux de change officiel, mais plutôt 50 dollars en valeur réelle) par client et par semaine.

De longues files d’attente se forment lorsque le bruit court que les banques vont ouvrir pour la journée, et des émeutes ont éclaté, alors que le mécontentement grandit. Au début du mois, un homme a été abattu à l’extérieur de l’Aman Bank, un établissement de premier plan. Des proches de la victime qui souhaitaient se venger ont tiré quatre roquettes sur le bâtiment, et les combats qui se sont poursuivis dans la nuit se sont soldés par l’incendie de l’établissement.

La Banque mondiale indique que 60 pour cent du budget du pays, qui s’élève à 25 millions de dollars, sont consacrés à un secteur public exagérément surévalué, et que la corruption permet à bon nombre de personnes de bénéficier d’emplois publics qui n’existent pas. Avec une économie aussi désorganisée, les revenus provenant de ces emplois fictifs constituent quelques-uns des rares moyens de survie.

Le premier employeur du pays est l’entreprise de produits laitiers Naseem, établie à Misrata. Au mois de mars, cette entreprise qui n’emploie que 900 personnes a annoncé qu’elle risquait de fermer ses portes, car elle ne peut plus obtenir de crédits pour importer du lait en poudre et des emballages, en raison du désordre financier.

L’inflation galopante aggrave la pénurie d’argent, et la limitation des retraits n’a pas empêché la monnaie de perdre sa valeur, alors que le prix des marchandises s’est envolé. Le dollar s’échange désormais contre six dinars environ au marché noir, soit un taux de change plus de trois fois plus élevé que le taux de change officiel de 1,4 dinar pour un dollar.

« Les pillages sont fréquents ici », s’est plaint un habitant de Tripoli. « Même [Abdul Raouf] Kara [le dirigeant de la force spéciale de dissuasion, une milice qui est ce qu’il y a de plus proche d’une force de police à Tripoli] ne peut y mettre un terme. Pas plus tard que la semaine dernière, mes voisins ont été arrêtés dans la rue [par des hommes armés] et leur argent et leurs [téléphones] portables ont été pris ».

La situation des migrants, en majorité originaires d’Afrique subsaharienne, est pire encore. Certains arrivent dans la capitale après de longues expéditions dans le désert dans l’espoir de pouvoir acheter une place dans un bateau pour l’Europe ; d’autres sont simplement prêts à accepter n’importe quel travail.

Nombre des 275 000 migrants présents en Libye, selon des estimations, sont la proie du trafic d’êtres humains. Certains sont placés dans des centres de détention tristement célèbres et les plus malchanceux d’entre eux trouvent la mort en mer. On compte également 313 000 Libyens déplacés à l’intérieur de leur pays et qui ont des besoins urgents ; les agences humanitaires apportent de l’aide où elles le peuvent.

La promesse de l’Est ?

La vie est un peu plus facile dans l’est de la Libye, où le parlement de Tobrouk a rétabli un semblant d’ordre. Les milices ont, en grande partie, été chassées de la région et remplacées par des forces de police ordinaires et des soldats. Des conseils tribaux ont également été établis pour participer au fonctionnement des services sociaux.

Des manuels scolaires ont été imprimés et distribués dans le pays. L’aéroport de Benghazi va par ailleurs bientôt reprendre son activité — sa réouverture a été retardée, car des milices immobilisées dans certains quartiers du centre-ville tirent, par intermittence, des missiles Grad sur le site.

Ces milices, ainsi que des familles disposant de peu de nourriture et d’eau, sont immobilisées dans trois petites enclaves. Les Nations Unies ont négocié un cessez-le-feu, mais seule une dizaine de personnes ont saisi cette occasion pour partir ; la situation reste donc bloquée. Ailleurs dans la ville, la vie a repris un cours presque normal, et des bénévoles peignent de nouvelles lignes blanches sur les routes défoncées.

Mais à l’heure actuelle, c’est l’exception, pas la règle en Libye.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « le système de santé libyen s’est tellement détérioré qu’il est au bord de l’effondrement ». Des pénuries chroniques de médicaments se produisent dans les hôpitaux, car les systèmes de paiement du gouvernement ne fonctionnent plus. Il n’y a plus assez d’eau potable.

En revanche, il y a suffisamment d’armes et de munitions pour alimenter les combats.

La plupart des gens sont pris au piège : rares sont les Libyens qui ont réussi à obtenir un visa pour quitter le pays, même avant l’interdiction d’entrer aux États-Unis décrétée à leur encontre par le président américain Donald Trump.

La nostalgie est à la mode, ce qui n’est pas étonnant. Sur les réseaux sociaux fleurissent des photos de Tripoli datant d’une époque révolue : les premières années de l’occupation italienne, l’après-Seconde Guerre mondiale quand la Libye est devenue indépendante (en 1951). Ces photos montrent une ville propre et agréable avec ses boulevards sinueux et son littoral étincelant — une ville d’un autre monde.

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