« La deuxième femme » ou l’expérience polygame


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Diodio, Masseye et Caroline

Caroline Pochon est devenue la deuxième épouse de Masseye Niang, un réalisateur sénégalais dont elle était tombée très amoureuse il y a huit ans. Une perspective qu’elle a accepté sans vraiment réfléchir pour que l’histoire se poursuive. La cinéaste française de 34 ans a transposé son histoire dans un documentaire qui se veut un miroir de ce passé fort en sentiments et riche en découvertes culturelles. La réalisatrice du film La deuxième femme, rencontrée lors du dernier Fespaco, raconte.

De Ouagadougou

Caroline Pochon est La deuxième femme. Cette réalisatrice française a tourné un documentaire sur une histoire d’amour, sur fond de polygamie, qui a occupé plusieurs années de sa vie. Celle qu’elle a vécu avec le cinéaste sénégalais Masseye Niang, qu’elle a connu en 1997 lors du Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco). « Une histoire assez belle, bien que rocambolesque », explique la jeune femme. Et pour cause. Caroline Pochon s’était éprise d’un homme qui était déjà marié, à Diodio, chose dont elle a eu connaissance au cours de la relation sentimentale… Mais, par amour, elle a accepté de lier son destin à celui de Masseye et de vivre avec lui à Guédiawaye, une grande banlieue au Nord de Dakar. Elle n’a pas « vraiment réfléchi » car elle savait que c’était le seul moyen de poursuivre l’idylle. Caroline Pochon, rencontrée lors du dernier Fespaco (du 26 février au 5 mars derniers), est revenue sur la façon dont elle a vécu la polygamie, tradition qui n’entre pas dans la culture de son pays, et sur la conception de son film semi-autobiographique.

Afrik.com : La polygamie n’est pas dans votre culture. Comment avez-vous géré votre statut de deuxième femme ?

Caroline Pochon : La polygamie était déroutante, mais ce n’était pas le problème principal. Cette histoire a été un plongeon. Tout s’est passé très vite et je n’ai pas eu le temps de me poser de questions. Sinon, je ne serais peut-être pas partie là-bas (au Sénégal, ndlr) et je n’aurais pas risqué toutes les déconvenues qui m’y attendaient.

Afrik.com : A quelles « déconvenues » faites-vous allusion ?

Caroline Pochon : Par exemple, mon arrivée dans le quartier a fait son petit effet. Le mariage a été très rapide et tous les commérages n’étaient pas en notre faveur. Il y avait beaucoup de commentaires malveillants sur notre relation. A Guédiawaye, c’est comme un village : tout le monde se connaît et parle… Par ailleurs, on m’a dit plusieurs fois : « Tu t’es mariée avec nous ». Ce qui symbolise un certain poids de la communauté qui a des avantages et des inconvénients. Mais j’ai fini par être acceptée et intronisée dans le quartier. Pas forcément facilement, mais ça s’est fait. Je ne suis pas partie, je me suis accrochée et après j’ai gagné ma place.

Afrik.com : Avez-vous faits l’objets de rites avant de devenir deuxième épouse ou vous a-t-on « ménagée » parce que vous êtes française ?

Caroline Pochon : J’ai subi les mêmes rites que toutes les femmes sénégalaises qui arrivent comme deuxième épouse. Dans la tradition wolof, avant le mariage, il y a le xaxa où les femmes du quartier t’engueulent avec une agressivité presque naturelle. Elles te disent : « T’es nulle ! Tu es sale ! Mais pour qui tu te prends ! Tu nous piques notre homme ! » Il faut avoir les nerfs accrochés. C’est une sorte de bizutage qui vise à introniser la personne. Après le mariage, il se passe une tradition du même genre. Les femmes du quartiers ont toutes débarqué chez moi avec un tambour en hurlant et en dansant d’une façon très sexy et provocatrice. Je me demandais : « Mais qu’est-ce qui se passe ? » En fait c’était leur façon de me demander les réparations pour la première épouse, qu’on appelle takou deune, un sujet que j’aborde dans mon film. Mais, comme c’est le mari qui prend une autre femme, c’est à lui de donner des réparations à la première épouse. En fait, les femmes du quartier soutiennent la première épouse, compatissent à sa douleur et sont toutes contre la deuxième, qu’elles font tout décourager. Leur objectif est que la femme s’en aille. Mais si elle reste, c’est bon : c’est qu’elle a la moelle de rester.

Afrik.com : Aviez-vous des avantages, en tant que deuxième femme française, qu’une Sénégalaise n’aurait pas eu ?

Caroline Pochon : J’en avais certains. Lors des discussions, par exemple, on voit beaucoup les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Mais moi je pouvais circuler d’un groupe à l’autre. En tant que Française et intellectuelle qui a fait des études poussées, j’avais « plus le droit » d’aller palabrer avec les hommes. Et j’appréciais cette position, avec laquelle j’avais comme un passe-droit.

Afrik.com : Comment s’est passée la cohabitation avec Diodio, la première épouse ?

Caroline Pochon : A mon arrivée, il y a eu un flottement bizarre. Mais trois ou quatre jours après, j’ai pris un petit studio à côté de chez eux (Masseye et sa famille), donc Diodio et moi ne cohabitions pas vraiment. Nous avions chacune notre territoire et, à partir de ce moment-là, il n’y a plus eu de rivalité immédiate. Quand Masseye me rendait visite, il considérait comme une deuxième chambre conjugale ce que moi je considérais comme mon appartement.

Afrik.com : Que voulez-vous dire par « il n’y pas eu de rivalité immédiate » avec Diodio ?

Caroline Pochon : Il y a eu des problèmes sentimentaux, forcément. Au départ j’étais, la Française, peut-être pas prétentieuse, mais qui avait un sentiment de supériorité. Parce que je suis cultivée, que j’ai fait des études, que j’ai de l’argent… J’avais l’impression d’avoir tout. Et, au début, j’ai peut-être pris de haut Diodio. Mais, avec le temps, je me suis rendue compte qu’en plus d’être très belle, elle était intelligente et très humaine, parce qu’elle avait pas eu certaines des chances que j’avais eu : elle n’a pas été beaucoup à l’école, elle a été donnée en mariage… Je jouis d’une liberté et de facilités qu’elle n’a pas pu avoir. A âge égal, il y a une véritable différence de statut. Et mon statut me paraît plus enviable que le sien. Ce qui est assez extraordinaire dans notre rencontre, c’est que Diodio et moi avons le même âge, la même taille et des personnalités assez voisines. D’ailleurs, au départ Masseye me disait : « Vous n’allez pas vous entendre, vous êtes deux bêtes à cornes ». Et étrangement, avec le temps, une amitié est née, ou tout du moins une relation qui ne se plaçait plus sous le signe de la rivalité. Au final, je trouve que la rencontre avec Diodio a été une belle expérience.

Afrik.com : Pourquoi avoir choisi de mettre votre histoire en avant à travers un film documentaire ?

Caroline Pochon : Je m’intéresse beaucoup à la famille wolof et à son fonctionnement, mais je ne voulais pas faire un travail ethnographique expliquant comment elle fonctionne et les changements apportés par l’arrivée d’une seconde femme. C’était l’état d’esprit dans lequel j’ai écrit le tout premier projet de ce film, que je voulais appeler Takou deune, il y a trois ou quatre ans. Ce film devait décrire l’arrivée d’une deuxième femme dans une famille sénégalaise. Une histoire banale que tout le monde aurait peut-être pu tourner. C’est ma productrice, Catherine Bernadet, qui m’a dit : « Toi-même tu as vécu cette histoire. Pourquoi tu ne te sers pas de ton expérience dans ce projet ? » Cela m’a permis d’assumer mon histoire et d’en extirper le film. Si j’ai pris le parti de me mouiller, ce n’est pas par égocentrisme ou narcissisme, mais parce que j’ai une légitimité à parler de tout ça parce que je l’ai vécu. Et j’espère que cela donnera plus de force au propos.

Afri.com : Comment s’est déroulé le tournage du documentaire ?

Caroline Pochon : Les gens ont été filmés de manière documentaire. Je suis retournée sur « les lieux du crime » après avoir disparu pendant cinq ans. J’ai retrouvé les gens de l’époque et je les ai filmés dans leur quotidien. J’ai posé des questions sur deux axes : notre histoire commune (comment s’est passée mon arrivée dans la famille ? Est-ce que ma co-épouse Diodio a été jalouse ? Pourquoi ? Comment ? Etait-ce une bonne chose que je vienne au Sénégal ?) et, pour élargir le sujet, sur le thème de la polygamie (Quelles sont ses règles ? Comment les gens la voient ? Est-ce vrai que la première épouse est la reine de la maison et que la deuxième est l’amie de son mari ? Quel est le partage des rôles entre la première et la deuxième épouse ? Peut-on faire des réparations à la première épouse quand la deuxième arrive ? Êtes-vous pour ou contre la polygamie ? Avez-vous envie de prendre une co-épouse ?…). Ce dernier type de questions donne, dans une certaine mesure, un aspect plus sociologique ou anthropologique au film. Une voix-off, la mienne, beaucoup plus historique et évocatrice fait revivre au public un peu l’expérience que j’avais vécue, mais sans recourir à la fiction. Sans tricher.

Afrik.com : Avez-vous été assistée lors du tournage ?

Caroline Pochon : J’ai filmé la plupart du temps, et notamment lorsque je voulais des images un peu intimistes. Pendant que je faisais des entretiens avec les gens et que je ne pouvais pas tourner, Zaliou Beye, un cadreur sénégalais, me secondait. Masseye a été mon assistant, mais a fait bien plus. Il y a eu une véritable osmose entre lui, Zaliou et moi. Le résultat du film est le mélange de mon point de vue, qui prédomine, et de celui de Zaliou.

Afrik.com : Dans quel climat s’est déroulé le tournage ?

Caroline Pochon : Le tournage s’est bien passé et je pense que Masseye y est pour beaucoup. Il a préparé sa famille à participer à l’expérience et lui-même avait très envie que cela se fasse. Parce qu’il m’a toujours encouragée en tant que cinéaste et qu’il avait envie que l’on parle de notre histoire. Il a tout fait pour que le tournage se passe dans un état d’esprit positif.

Afrik.com : Comment Diodio a-t-elle régi lorsque vous lui avez expliqué que vous vouliez faire un film sur votre histoire ?

Caroline Pochon : Diodio a accueilli le film avec un certain soulagement parce qu’elle avait des choses à dire. Des choses qu’elle n’avait jamais pu dire avant. Au début du film, elle explique, par exemple, qu’on ne lui a pas demandé son avis (lorsque Masseye a voulu prendre une deuxième femme, ndlr). Elle raconte aussi qu’elle n’en avait pas spécialement après moi, mais contre la façon dont on lui a imposé toute cette histoire. Ce qu’elle a très mal vécu.

Afrik.com : Vous n’êtes plus la concubine de Masseye et vous n’étiez plus sa deuxième femme à l’époque du tournage. Cela n’a-t-il pas constitué une difficulté pour filmer sa famille et les proches ?

Caroline Pochon : Un petit flou perdurait. Et bien que j’avais pris mes distances, la famille de Masseye maintenait cette fiction que j’étais toujours la deuxième femme. Alors quand je suis revenue, pour faire le film et faire le point, j’avais toujours ma place. Ce qui a été une surprise très touchante. On ne m’avait pas oubliée même si l’histoire s’est perdue dans les limbes avant de s’arrêter. Cela a peut-être aidé les gens à jouer le jeu pour le film. Ils étaient très contents que je fasse partie de leur famille. Ce n’était pas une mise en scène. Le problème pour moi était de reprendre une position plus à distance et de faire passer l’idée de ma séparation et de mon divorce sans pour autant briser les liens forts que j’ai avec eux. Ce n’est pas évident, mais c’est le cas dans chaque relation amoureuse.

Afrik.com : Votre film a été diffusé sur TV5 Afrique. Avez-vous eu des retours des gens que vous avez filmés ?

Caroline Pochon : Que le film soit diffusé sur TV5 Afrique était pour moi une très bonne nouvelle. Mais je n’avais pas du tout mesuré les répercussions de la diffusion. Ça n’a pas été évident, pour les gens, de se voir à la télévision d’un coup, dans leur quotidien. Il y a eu un choc que je n’ai pas mesuré. Ceux qui ont témoigné ont dit que j’avais pris leur image pour la vendre en Europe. Comment leur faire comprendre que le documentaire n’est pas un objet très très mercantile et que, même si on le vend, on ne devient pas riche avec ? Ceux qui font du documentaire rencontrent en effet ce genre de problèmes, même si on ne le dit pas. En France, ces réalisateurs sont protégés, car la loi considère que les gens qui apparaissent dans un documentaire ne doivent pas être payés. Mais en Afrique, on est sous le coup des rapports Nord-Sud et d’un vieux sentiment post-colonialiste. D’une Afrique qui se sent pillée par les Blancs.

Afrik.com : Avez-vous ressenti de la tristesse à cause de ces reproches ?

Caroline Pochon : J’ai repris confiance parce que des gens qui ont vu mon film à Ouagadougou, à la télé, l’ont beaucoup apprécié. Mais cette histoire m’a fait mal parce que j’avais vraiment peur de tomber sur l’écueil de ce genre de reproches. Mais je pense que le dialogue rétablira la situation. J’ai l’intention de descendre à Dakar pour organiser une projection avec tous les gens de la famille et du quartier pour qu’ils puissent voir et se réjouir du film. Pour que ce soit notre film et non pas celui de Caroline Pochon qui vient se faire de la pub sur leur dos.

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