La théorie des sentiments


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Dans cette deuxième nouvelle, l’écrivain camerounais Eric Tsimi explore les profondeurs de la psychologie féminine pour sonder sa propre âme : l’amour dans tous ses états !

Les Africaines ont l’instinct de l’idéal. Mais elles ne soupçonneraient jamais un conte d’avoir donné à une princesse le pouvoir de transformer, par un baiser, un crapaud en prince charmant. Le sauraient-elles, qu’elles n’y verraient qu’un banal conte de fées, c’est-à-dire une histoire abracadabrantesque, très peu probable donc, sauf en sa chute, concernant le mariage et la ribambelle d’enfants. Elles n’aspirent qu’à s’extraire des profondeurs de leurs noires misères, en se prêtant à tous ceux qui peuvent flatter leurs passions de basse matérialité. Cette ambition s’accuse jusque dans les relations les plus authentiquement amoureuses. La conséquence de cette inconséquence, je l’ai vécue récemment et ne doute pas que je la vivrai encore.

Ma passion, en amour, c’est le chagrin, c’est même ma spécialité. A peine une histoire est-elle commencée que j’attends de pied ferme les premiers tourments que m’infligera mon nouveau bonheur. Et quand ils sont là, je les nargue, parce que je les ai vu arriver avec leurs gros sabots d’étripe-cœurs (« ah ! C’était trop beau pour être vrai, voilà mon chagrin qui s’active dans un baiser entre ma copine et un hurluberlu, venu de je ne sais où, envoyé par je ne sais qui, dans ce restau perdu où j’ai atterri je ne sais comment… »). Mes tourments, je les ai toujours sus à proximité, prêts à m’éclater au visage, à m’éventrer l’âme et à me taillader mon cœur qui, grâce au Ciel, a une propriété éprouvée de régénération. Il est comme neuf à chaque nouvelle aventure. Comme neuf, pas neuf, quoiqu’on dise, ça vous chiffonne à la longue, ça vous lasse, ça vous use, à force de raccommoder, de rapiécer à coups d’emplâtres, les nerfs finissent par lâcher, la pratique amoureuse éloigne de l’idéal amoureux, plus on y a de l’expérience, moins on saura vivre ou reconnaître l’amour le plus susceptible d’être vrai. C’est une aventure mystique, où l’innocence et la naïveté sauvent, l’expertise passe au fil de l’épée son détenteur. Eh quoi ! L’amour n’est-il pas toujours une aventure ? Il y a parfois des trésors au bout du bout de l’effort, mais avant il y a les pirates, les vents défavorables, et ces monstres de Charybde et Scylla auxquels on ne survit qu’à la condition de mourir.

C’est sans doute pourquoi les plus belles épreuves d’amour se terminent dramatiquement, elles sont d’autant plus belles qu’elles laissent l’illusion ou l’espoir que tout aurait pu durer. Il n’y a que les mariages qui durent indéfiniment, les histoires d’amour, j’en ai acquis la triste certitude, sont éphémères. D’abord on se ment à soi-même, ensuite on ment à l’autre, et enfin quand on est au point dans l’exercice de mentir, ensemble on s’entend pour mentir à tout le monde, le mythe est sauf, les enfants bien éduqués, dans la croyance que l’amour est Dieu ou seulement que le Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob serait amour pour de pauvres nègres, maudits depuis Cham jusqu’à Sarkozy. Là où y a d’l’amour, y a pas d’la souffrance, l’un est exclusif de l’autre, là où y a d’l’amour, le mensonge et la compromission ne sauraient prospérer. C’est vrai, nous sommes tellement déformés que nous avons fini par assimiler la souffrance, le chagrin, à de l’amour. Quoi, donc ? Si l’absence d’amour, le constat de cette absence fait si mal, est-ce parce que sa présence rendrait heureux ? L’absence d’amour fait plus de mal que l’amour ne fait de bien, l’équation est celle de vivre par-delà le sentiment amoureux. Il n’y a jamais eu qu’un vrai amoureux, ses fréquentations de prédilection, c’était des prostituées, mais il n’a jamais eu besoin de se marier, son père avait tenté l’expérience et s’était fait faire un enfant dans le dos : lui-même pour ne pas le désigner, bâtard devant l’éternel. Aussi en a-t-il pris de la graine et n’a-t-il pas reconnu d’enfant. Au bout du compte il n’a pas souffert le martyre du chagrin permanent, mais voilà, lui, il était Dieu.

C’est la matière qui gouverne le monde et l’amour est immatériel, l’amour c’est la matière qui occupe les artistes et distrait les élites, jusqu’à ce qu’arrive l’argent, qui lui donne un supplément de substance, le matériau fondamental sans lequel il n’existerait que virtuellement. Les dames qui trompent leurs riches conjoints avec de jeunes voyous n’aiment pas ces excellents amants, autrement elles s’en iraient avec l’argent de ceux-là et iraient vivre dans une contrée lointaine avec ceux-ci, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Elles font à ces tondeurs de gazon, ce que leurs hommes leur font à elles, un pur commerce de besoins. Un vrai homme ne vit pas à l’ombre d’un autre, l’amour n’est pas un commerce illicite ou clandestin ; en conséquence aucun jeune voyou n’a jamais été amoureux d’une telle dame. C’est entendu, on est dans une chaîne amoureuse où l’on donne ce qu’on n’a pas et reçoit ce que l’on recherche. Ces dames utilisent leurs toquades, comme elles utilisent leurs époux. Elles aiment leurs maris, leurs situations, leurs amants, différemment, à divers degrés qui ne constituent pas une graduation ou une hiérarchisation possible du sentiment, mais autant de galaxies possibles dans leur univers amoureux. C’est que le sentiment, partout et toujours, est d’abord affaire d’impression ; l’amour est l’impression d’un sentiment dans un contexte. En plus, on n’aime pas son enfant, quand on l’aime, comme on aime son Dieu, quand on y croit. Enfin, Eros, agapê, philia, et toutes ces nuances de casuiste que l’on façonne pour nous en parler, embrouillent ma compréhension de mes désillusions incessantes.

L’amour ne promet pas, il agit ; si l’on n’y a pas son compte tout de suite, c’est qu’il y a tromperie sur la marchandise. C’est une fonction vitale, comme respirer, s’alimenter, il faut donc se guérir de l’idée d’un amour pur, éthéré, désincarné, sans prise sur le réel, sans intérêt. C’est un idéal jamais atteint parce que les amoureux sont des êtres d’imperfection, des créatures inabouties, faibles, lâches, influençables, moutonnières… S’il y a mille façons d’aimer, la seule façon qui vaille c’est d’aimer par nécessité, par devoir, par attachement, par habitude, de n’être plus dépendant de la mièvrerie et de la sentimentalité ambiantes. L’émotion par définition cela fait mouvoir, mais cela ne règle aucun problème de fond. Des êtres parfaitement équilibrés, bien dans leurs têtes, n’aspireraient que moyennement à l’amour, c’est cette solitude métaphysique, cette angoisse du néant, ce sentiment de notre finitude, qui nous font regarder sans cesse l’amour comme quelque chose de désirable, quand il ne s’agit que de recréation dans une existence, de pause-café, de soubassement, de leurre. Amour, je te hais ! L’amour a suscité plus sûrement et plus régulièrement de haines et de guerres que n’en provoqueront jamais toute la cupidité, la méchanceté, le pouvoir ou l’orgueil des princes les plus belliqueux.

L’amour passe, les hommes demeurent, il va et vient, rôde comme la mort avec sa faucheuse, l’amour n’est qu’un renouvellement d’une chose malsaine, l’invincible dépendance humaine, il est l’expression ultime de « l’insoutenable légèreté de l’être ». Si l’amour pardonne tout, c’est qu’il a tout à se faire pardonner, s’il rend service c’est parce qu’ils nous a rendus esclaves, comment s’irriterait-il s’il est l’objet le plus légitime de toutes nos fureurs ? L’amour qui espère tout, gobe tout, s’empresse de tout excuser, est coupable d’exister, met pour ainsi dire l’espèce humaine en danger, en réhabilitant la faiblesse et la fausseté fondamentales de l’homme.

Quand elle s’était intéressée à moi, j’avais pris cela pour de l’amour. J’avais une belle réputation, j’étais apprécié par la plupart, redouté par mes adversaires, je suis en plus assez bel homme, je me le suis tellement entendu dire que je ne nourris guère à ce propos aucun doute ni du reste aucune suffisance. Alors, qu’une jeune fille s’intéressât à moi, ça n’était pas la première fois, ça ne serait probablement pas la dernière fois. Mais cet intérêt était si vif, si prompt, si particulier que je m’ouvris à cet amour. C’est pour des raisons affectives que je m’étais remis aux études, j’avais tous les diplômes nécessaires et suffisants pour postuler aux emplois les plus lucratifs et les plus exigeants, je ne craignais pas l’oisiveté et n’avais jamais connu l’ennui, alors c’est surtout parce que je voulais rencontrer un autre type de femmes que je m’étais remis à la chasse aux diplômes. J’avais essayé les voisines du quartier, les amies de mes amis, les amies de la famille, mes cousines, les sœurs de mes amis, les ex des amis de mes amis, les filles rencontrées dans les soirées privées ou dans les lieux publics, j’avais eu le sentiment à chaque fois d’histoires trop artificielles, autant dire cousues de fil blanc. Au lieu que, dans une université prestigieuse, je rencontrerais probablement des filles qui respireraient à la même hauteur que moi, qui m’apprécieraient pour des valeurs déclassées comme la beauté, l’esprit et la gentillesse, si importantes à mes yeux.

J’avais été nommé délégué de promotion et elle co-déléguée, ça avait été comme un mariage du destin. On avait échangé deux mots ; le lendemain, elle était revenue en me demandant si je connaissais Christian. Oui bien sûr, c’est un ami d’enfance qui est maintenant aux Etats-Unis. Oui, mais Christian était là pour deux semaines, il lui avait rendu visite et avait dit me connaître. Comment en étaient-ils arrivés à parler de moi ? J’avais d’illustres connaissances, mon empire sur son esprit ne faisait que s’étendre. Je la voyais m’aimer et je me délectais de la naissance de cet amour, qui à mon insu m’asservissait littéralement. Sa vue, ses textos à propos de tel enseignant qui lui avait remis le plan de cours que nous devrions distribuer à nos camarades le lendemain, sa chaleur, j’étais touché par tout, je surinterprétais les petits riens. Elle était expansive, volcanique, capable, au milieu d’un échange à mi-voix, entre délégués, capable de s’exclamer en criant, c’est-à-dire de suspendre le bourdonnement de la salle, qui se figeait une seconde pour nous regarder avant de reprendre son cours. C’est aussi elle qui s’était mise à hurler « Tous pour Eric !» quand il avait fallu choisir le président de notre association. Je l’avais emporté à trois voix près, majorité absolue mais très ténue.

On n’est jamais aussi vulnérable en amour que quand on se croit en position de force ; un jour, comme ça, je demandai, parce qu’elle portait un anneau en or que je n’avais jamais remarqué, je demandai si elle était mariée. Oui, elle était presque mariée, mais ces mariages bamiléké qu’on arrange. La nouvelle me refroidissait un tantinet, mais l’explication m’échaudait, car elle se justifiait malicieusement, son fiancé travaillait en France ! Il y avait de sa part une vraie prise de risques que je n’aurais su ignorer, cela m’assurait de son adhésion, elle n’avait pas fait de déclaration mais son amitié et son omniprésence étaient parlantes.

L’histoire se développa et on s’appliqua à dissimuler notre passion chaude. Après les cours, son chauffeur passait la chercher. La première fois qu’elle était venue me proposer de m’accompagner, j’avais été si intimidé que j’avais dit non. La deuxième fois, elle m’avait laissé la place du mort qu’elle occupait habituellement ; dans son système de pensées, c’était un honneur qu’elle me faisait, c’est uniquement en raison de cela que son attitude me chatouillait autant. Elle aurait préféré s’asseoir avec moi, mais n’osait pas m’inviter à partager la banquette, elle ne se résolvait pas non plus à me laisser derrière elle, c’était inconvenant dans son éducation que je respectais.

La première fois que je la déshabillai, c’était dans l’escalier qui donnait dans son appartement. J’étais allé lui rendre visite. Pendant ce moment d’intimité folâtre, il y avait eu coupure d’électricité, on avait continué de discuter de choses et d’autres, et fatalement de sexualité. Je fus surpris par sa théorie sur le cunnilingus, qu’elle considérait comme une pratique sexuelle risquée. Ce qui me surprenait c’était moins sa théorie que les conclusions que j’en tirais, un homme ne s’était jamais occupé de cette partie-là de son anatomie, pas de cette façon qu’elle ne reprouvait absolument pas, mais dont elle semblait juste ignorante. J’avais spécialement envie de lui faire ça. Et me révoltais intérieurement de la piètre qualité de ses amants antérieurs, une telle beauté c’était une offrande, un nectar qu’il eût fallu déguster, un apéritif, une mise en bouche qu’il eût fallu savourer en fin gourmet. Mais elle m’intimidait un peu, je ne voulais pas me ramasser, alors je parlai, parlai, parlai encore. Quand le sujet fut épuisé et qu’un curieux silence brisa l’harmonie de nos échanges, elle me dit que son chauffeur n’était pas là, je devrais donc prendre un taxi. En descendant l’escalier, à cause de la nuit noire, elle s’excusa de ne pouvoir aller plus loin. En échangeant le baiser d’au revoir, nos bouches se touchèrent comme par hasard, nos langues adhérèrent et nous nous embrassâmes frénétiquement. Je n’avais qu’une idée en tête, je la mis à exécution et elle adora.

Témoin, le lendemain, j’eus droit à une plaquette de chocolat suisse et à un bisou sonore près de la bouche. Comme elle me l’avait offert devant mes camarades, je dus le partager avec tous ceux qui étaient déjà en salle et n’en consommai qu’un petit carré, sacrément délicieux, avec un arrière-goût, celui de ma performance orale de la veille qui me liait de façon si particulière à elle.

Je n’ai pas envie de dire son nom parce que j’ai eu beaucoup de mal à l’oublier, parce que son évocation continue de m’élancer, parce que, sans langue de bois, j’aime et je respecte profondément la femme qui partage ma vie, parce qu’elle est si populaire que je ne voudrais pas l’exposer à la calomnie du tout-venant. Je n’en ai pas envie, mais au point où j’en suis, il est trop tard pour jouer les cachottiers. Je dévoilerai son identité plus tard ou vous la reconnaîtrez certainement, et comprendrez d’autant plus la terrible histoire qui est la mienne.

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