Sous la cendre le feu : manuel de dépravation à l’usage des élèves de seconde


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Sous la cendre le feu, extrait de la couverture
Sous la cendre le feu, extrait de la couverture

N’étant ni parent ni enseignant, je n’ai pas eu à proprement parler l’occasion d’être en contact avec la littérature proposée aux élèves, ces dernières années. A la faveur de la dernière rentrée scolaire, je suis tombé par hasard sur un livre qui m’a d’autant plus intéressé que son auteur, Evelyne MPOUDI NGOLLE, quelques jours plus tôt, lors d’une émission à la CRTV (Actualités Hebdo), m’avait impressionné par sa vivacité, sa lucidité, et l’impression de très grande compétence qui se dégageait de son échange avec l’excellent Alain Belibi, égal à lui-même.

Ce livre a été publié sans précision de genre. Dans le paratexte même, en quatrième de couverture, on ne le définit pas comme un roman, mais comme un « texte », même si c’est pour souligner dans la même phrase qu’il peut aider au renouvellement de « certaines conceptions de la fiction romanesque », ce que peuvent de toute manière réaliser, avec le même bonheur, un témoignage ou un récit sans ambition esthétique.

La mère folle, le père incestueux et la fille coquine

Pour résumer, il s’agit d’une « folle » (Mina) dont l’époux, paré de toutes les vertus, n’a pourtant pas manqué de coucher avec leur fille (Fanny) à peine pubère, pour des motifs improbables et franchement imbuvables. La folle est guérie parce qu’elle a réussi à raconter son drame au docteur Lobé (qui n’aura eu pour seule médication que l’écoute), son conjoint est absous parce que sa famille est intervenue, quant à l’enfant incestueuse, Fanny, elle n’a pas connu de trauma et se pose à la toute fin en ciment éclairé de cette relation chaotique.

Si l’on avait voulu dédouaner tous les pères incestueux de la planète, l’on ne s’y serait pas pris autrement. Le plaidoyer est d’autant plus inattendu qu’il émane d’une femme qui se définit comme « une esclave », que l’on trompe de manière éhontée avec sa propre sœur (Essèbé) et impunément avec sa propre fille. Ce texte est amoral, parce que nulle part l’on ne voit la sanction de la faute : Djibril a lutiné sa fille, mais c’est encore dans ses bras qu’on le retrouve en train de danser, au dénouement du texte. Celle-ci, en raison de la façon bien particulière que l’auteur a de rapporter ce qui s’est passé semble même y avoir pris goût, en dépit d’une relative culpabilité et d’une évidente naïveté dont elle a hérité dès sa conception. Mina est-elle folle ? Comme si la folie correspondait au diagnostic psychiatrique d’une quelconque maladie, comme s’il suffisait de raconter une histoire pour être délivré de ses démons ou d’un « état dépressif » ! Cette légèreté, cette conception à deux sous de la psychanalyse sont porteuses de contrevérités et d’invraisemblances inacceptables sur un sujet d’une telle gravité.

Le roman est une œuvre technique. Si la narratrice veut utiliser le mot folie pour désigner son état mental, elle devrait, comme Calixthe Beyala, dans Assèze l’Africaine, nous mentionner, fût-ce vaguement, le traumatisme dont elle souffrait et la qualité de son « docteur » (psychiatre, psychanalyste, généraliste, marabout…) qui est « ébahi et embarrassé» pendant ses révélations. Cette imprécision donne le sentiment que cette maladie est un exutoire pour mieux dérouler son intrigue amoureuse qui seule la tient au cœur. D’ailleurs c’est indubitablement un prétexte. Le texte s’ouvre sur une analepse, à l’hôpital. Tout de suite, à travers ce début in media res, le décor est planté, c’est de mièvreries, de guimauve et de sentimentalisme cucul la praline que Mina va matraquer son pauvre lecteur.

Sous la cendre le feu est une œuvre scandaleusement immorale parce qu’elle justifie et couvre les agissements d’un père tordu qui bande quand sa fille « se met à califourchon » sur son dos. Un distinguo, autant dire une subtilité casuistique, est établi entre géniteur et père adoptif. Ce texte est immoral parce que l’héroïne, une narratrice névrosée, est aussi une fille passionnée et irréfléchie : elle s’est emportée très hâtivement durant les « vacances » ; moins d’un mois après, alors qu’elle est enceinte, elle accepte de se marier avec le dernier prétendant venu qu’elle a évidemment aimé au premier regard, et pour cause. Passionnée donc, superficielle, frivole et intéressée : son premier amant n’était rien moins qu’un étudiant au « CUSS », le deuxième, un grand avocat aux secrétaires onéreusement payées et à la Renault rutilante. Mina est une fille inconséquente, contradictoire : elle a aimé Edimo et comprend plus tard qu’il ne s’agissait que d’une toquade ; elle aime Djibril mais doute de la vérité de cet amour qui n’existerait que « chez les blancs ». Inconséquente dis-je, et d’une intelligence à éclipses : elle se retient d’écrire à Djibril qu’elle l’aime, arguant qu’il est plus sage de le faire de vive voix, et pourtant quelques semaines auparavant, c’est par une simple lettre qu’elle a daigné informer Edimo, son premier amoureux, de ce qu’ils attendaient un enfant.

C’est d’autant plus ahurissant que Mina raconte une banale histoire d’amour quand il s’agit fondamentalement du drame d’une enfant. La narratrice considère (pour le coup elle se fait « docteur ») que sa fille « avait pris la chose avec un naturel identique à celui qui entourerait n’importe quelle autre marque d’affection entre un père et sa fille » : chère madame Mina Mohammadou, vous êtes complice du crime de votre époux ! Une fille de 12 ans ne peut pas vivre avec un naturel identique un abus d’ordre sexuel ! Cette narration oscille entre degré zéro du non-sens et « degré zéro de l’écriture » ! Si Mina est folle (minal mi !), c’est surtout de jalousie. Qu’est-il advenu de sa fille, qui en réalité, dans un roman bien architecturé, aurait dû voir toute la focale orientée sur elle ? C’est cela l’autre invraisemblance, Mina est hospitalisée, quand sa fille s’en tire sans séquelles d’aucunes sortes : cette histoire est nauséeuse, c’est une honte, un déshonneur national, qu’un tel texte soit imposé à des élèves de seconde, qui peut-être vivent les mêmes drames domestiques, mais retiendront au final qu’un père peut aimer son enfant tout en abusant d’elle : le comble de l’aberration. Djibril aurait dû finir à la prison centrale de Kodengui ou à l’Hôpital psychiatrique Jamot, et si Mina avait tenu à sa love story, c’est au travers de visites en prison ou à l’hôpital que nous aurait intéressés le fin mot de leur amour.

Un texte mal écrit destiné aux lecteurs occidentaux naïfs

Le fond est aussi parfaitement insensé que la forme mal maîtrisée, c’est proprement de la sous-littérature. La narratrice de toute évidence ne s’adressait pas à tous, mais plutôt au lecteur auquel on devrait définir, dans un « glossaire » ( !), des mots que n’importe quel liseur attentif n’aurait pas besoin, dans un texte bien ficelé, justement amené, de se faire expliquer. Le bon texte de roman doit se suffire à lui-même, au-delà de tout élément paratextuel. Ainsi, y’a-t-il un « glossaire » pour expliquer la valeur du CFA, ce que c’est « Béti », « Bamiléké »… Est-ce encore de roman qu’il s’agit ou bien de documentaire pour National Geographic ? Un documentaire où il faut préciser qu’un « caba » (p.21) est « une grande robe traditionnelle », les sissongos (la narratrice distribue les guillemets suivant son humeur), « de grands roseaux poussant dans des lieux humides »(p.58), la Compagnie Soudanaise, « un des supermarchés les plus anciens de la ville », (p.62) bref, prenant le relais de sa narratrice, l’auteur explique tout et n’importe quoi, tant et si bien qu’elle en vient à définir un « haoussa », comme « un groupe ethnique du Nord-Cameroun » alors que la définition exacte se trouve dans tous les dictionnaires.

Ce souci de plaire aux Blancs défigure sa prose qui devient empruntée, encombrée, donnant lieu à des répliques désarticulées et fausses. Aussi, peut-on lire, en page 25 : « […] Ou bien tu donnes encore la tétée à notre petite Mina ? Mais Ekambi Brillant –le chanteur dont le disque était en train de passer- n’attend plus […] » Cette parenthèse qui présente Ekambi Brillant comme chanteur, dans deux siècles, elle sera toujours aussi superfétatoire qu’elle ne l’était dans les années 80, au moment de l’écriture du texte. Plus loin, elle écrit à son lecteur blanc « […] dans cette danse prisée chez nous qu’est le ’’makossa’’ […]». « Chez nous » ? Fait-elle partie de ce « nous », qui estime qu’elle « commet un grave délit contre nos mœurs » en parlant de « l’homme qu[’elle a] épousé ». Mina confond un fait de langue avec toute l’histoire de nos mentalités, elle écrit en français et s’il avait fallu faire une étude sociologique de son œuvre, on aurait supposé qu’elle voulait dire précisément ce que « notre mentalité » nous fait dire. Mina, cela va sans dire, n’était pas, comme l’auteur, docteur ès lettres, passons-lui ces inélégances inopportunes contre sa culture et ses oeillades répétées de fille dévergondée au lecteur blanc.

A défaut de livres, on mange des merdes ?

C’est officiel en tout cas, Mina est une narratrice pétrie de complexes, folle, au sens plein du terme. Car, au docteur qui lui demande si elle réalise qu’elle accuse son époux d’avoir commis un inceste, elle oppose, en défendant cet avocat dont elle est si fière, que « Fanny n’est pas la fille de Djibril » (P.193). Avant et après la coucherie, Djibril est bien le père, mais au moment de relater la relation sexuelle, Djibril n’est plus le père, quelle pitié ! En introduisant cette précision biologique, elle entend (et le dit expressément) qu’il n’y a pas eu inceste mais « seulement » viol (la belle affaire !), et encore ! Pour mémoire, Fanny n’a jamais connu Djibril que comme père ! L’esprit de Mina est si mal tourné que l’on comprend qu’elle en ait fait un récit sur son couple, plutôt qu’un témoignage sur le drame personnel de sa fille.

A ce rythme de complaisance, on finira par mettre fils de prélat au programme…Si nos responsables pédagogiques sont à ce point lubriques, pourquoi ne mettent-ils pas Calixthe Beyala au programme ? Elle sait y faire en matière de romans épicés et controversés, au surplus elle n’a pas besoin de glossaire quand elle utilise des néologismes complètement sortis de sa plume ou des mots qui ne sont connus que du lecteur camerounais. Au lieu de déformer nos jeunes esprits par des textes gribouillés par des collègues et édités par des maisons d’édition qui ne sont réputées ni pour leur sérieux ni pour leurs productions, il devrait y avoir une règle d’or au MINESEC, qui interdirait de mettre le livre d’un collègue de la haute administration, d’un haut gradé de l’armée ou d’un membre du gouvernement au programme, cela fausse jusqu’à la lecture qu’en font les enseignants les plus compétents. Ils sont pourtant quelques uns (écrivains) au Cameroun et en Afrique à avoir connu un succès d’estime (critique littéraire). Le choix n’est pas des plus variés, mais il est réel.

Ecrire un roman relève de l’art, un bon roman du virtuose, il ne suffit pas de savoir placer un mot après un autre (et encore !) ou d’avoir une belle agrégation en lettres (pff !) pour être grande romancière. Convenons tous que, aux plans esthétique et thématique, Sous la cendre le feu est un cuisant échec. Le livre proposé à l’étude de nos élèves est indigne, et très moyen du strict point de vue de l’écriture. Il ne devrait pas simplement être retiré des programmes, il mériterait aussi d’être mis au pilon, parce qu’il justifie a posteriori la pratique de l’index (entre 1557 et 1965) et de l’autodafé dans les périodes reculées de l’histoire universelle.

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