Tunisie : Une révolution sociale pour la liberté… d’entreprendre ?


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La révolution tunisienne pourrait-elle prendre un virage anti-économique ? La révolution du jasmin semblait avoir eu pour point de départ une lutte pour la liberté de commercer, de créer son entreprise, et de prospérer en paix, sans corruption, dans l’État de droit. Se pourrait-il que cet objectif soit aujourd’hui détourné ? Quelles conséquences pour la Tunisie ?

Les voix particulièrement audibles de la gauche tunisienne, sous les slogans en faveur de la redistribution des richesses, ne pourraient-elles nous faire oublier le sens profond du point de départ de la révolution tunisienne ?

« Laissez faire, laissez passer »

Mohamed Bouazizi, jeune de 26 ans dans une région dévastée par le chômage n’avait trouvé d’autre solution pour survivre et nourrir les siens que de créer sa propre petite entreprise : un stand ambulant de fruits et légumes. Maltraité et insulté par la Police et les agents de l’Etat qui ont confisqué sa marchandise sous prétexte qu’il n’avait pas acheté de licence pour vendre sur la voie publique, Bouazizi s’est immolé par le feu le 17 décembre 2010. Son acte a été récupéré par la gauche et les syndicats qui ont voulu en faire un Che Guevara tunisien. Mais ce jeune n’avait demandé ni allocation ni emploi subventionné. Il ne croyait pas en l’État-providence, simplement en lui-même, et, muni de son chariot de légumes, il avait tenté de s’en sortir par ses propres moyens sans rien demander à personne : Bouazizi était un entrepreneur. Son immolation est un symbole de la bataille du « laissez faire, laissez passer ».

Une confusion entre l’entreprise et le big business

La gauche tunisienne véhicule un stéréotype de l’entreprise fondé sur l’image arrogante d’un patron d’usine ou d’hôtel, réel ou fantasmé. Certes, des pratiques odieuses ont été mises en œuvre dans le silence de Ben Ali par une frange du patronat, mais on semble oublier que l’essence de l’entreprise tunisienne se trouve dans la petite entreprise, familiale ou individuelle : pizzerias de quartier, cybercafés, taxis, épiciers, plombiers etc. Sur les 525 960 entreprises répertoriées en Tunisie 503 636 employaient moins de 6 personnes en 2007 (1). La micro-entreprise représente donc plus de 95% des entreprises formant le tissu économique tunisien. On est loin du cliché de l’exploitation, avec cette multitude de petites entreprises dont 50% sont formées d’entrepreneurs indépendants, libérés du salariat et n’exploitant pas de main-d’œuvre.

Loin des clichés, la libre-entreprise est ancrée dans les aspirations des Tunisiens

En se libérant de la confusion orchestrée par l’extrême-gauche entre l’entreprise et le big business, on peut aisément voir la place prépondérante de la petite entreprise et de la démarche entrepreneuriale dans la société tunisienne. Et de l’importance de ce secteur découlent les valeurs des Tunisiens favorables à l’économie de marché. A regarder les aspirations des Tunisiens, nous sommes loin du modèle des coopératives, inspiré des kolkhozes soviétiques et basé sur l’expropriation, qui fut massivement rejeté dans les années 1960, après avoir été initié par Ahmed Ben Salah , ancien Ministre des Finances de Bourguiba, à qui les Tunisiens ont répondu « dégage ! » il y a déjà 40 ans.

Une partie de la gauche a quand même compris que la liberté économique figurait parmi les valeurs auxquelles est attachée la société tunisienne, engagée dans le processus révolutionnaire. Dans son dernier meeting, Ahmed Nejib Chebbi, leader du Parti Démocrate Progressiste, s’est lancé dans une vive défense de l’économie de marché. Ancienne figure du mouvement d’extrême gauche « Perspectives », Gilbert Naccache s’adressant à la gauche tunisienne a récemment déclaré « La Révolution ne veut pas du socialisme, ne veut pas la chute du capitalisme. C’est une révolution qui va libérer les forces productives de la société, qui les a déjà débarrassées des parasites qui les bloquent. ». Mais son discours fut accueilli par l’indignation…

Un parfum de lutte des classes

Prisonniers du dogme de « l’indépassable marxisme », les « ennemis du capitalisme », s’appuyant sur la puissante centrale syndicale UGTT, ont endossé le rôle d’artificiers en remettant au goût du jour la lutte des classes afin de donner a posteriori à cette révolution de la liberté et de la dignité une coloration marxiste. Le blocage des entreprises orchestré par l’UGTT a déjà conduit à la fermeture de 33 entreprises industrielles, détruisant 2400 emplois.

L’UGTT mène ses troupes vers un combat contre l’entreprise à l’issue duquel patrons et salariés sortiront perdants. Cette lutte se situe à un moment où l’économie tunisienne n’a jamais été aussi fragile et où tout prolongement du ralentissement de l’activité risque de mettre en péril la reprise économique, sans oublier les effets néfastes d’un climat social tendu sur les investissements étrangers qui commencent déjà à se rediriger vers des pays comme le Maroc ou les Etats asiatiques.

La démocratie ne doit pas être un outil de lutte contre entrepreneuriat

Déjà souffrant des réglementations dirigistes qui bridaient les élans entrepreneuriaux, l’économie tunisienne subissait une politique défavorable à la petite entreprise qui plus est ne réussissait pas à obtenir les financements nécessaires à son développement, tandis que l’Etat de Ben Ali encourageait l’octroi massif de crédits à la consommation pour les salariés, un citoyen repu n’étant pas un révolutionnaire…

La liberté d’entreprendre, levier de la prospérité économique, est la source de création d’emplois qui permettra de résorber le chômage. La problématique qui doit nous préoccuper n’est donc pas tant l’emploi, mais l’activité. La libre entreprise, solution crédible au chômage, doit être rendue possible à travers la suppression des contraintes administratives. A cet effet, les micro-entrepreneurs doivent prendre dans l’UTICA, la fédération des entrepreneurs, la place qui leur revient, représentant leur position prépondérante dans le tissu économique tunisien, afin de peser de tout leur poids dans les choix politiques auxquels nous devrons faire face.

Le défi est d’éviter les dérives démagogiques défavorables aux entreprises, qui ne feront que creuser le sillon de la pauvreté en Tunisie. Au lieu de cela, il est impératif de concentrer nos efforts sur les réformes nécessaires à la libération de l’économie tunisienne qui a trop longtemps souffert du dirigisme et du népotisme. A quelques jours du centenaire de Hédi Nouira, Premier Ministre libéral dont la politique économique a permis une décennie de prospérité, c’est dans la consécration des droits de propriété, dans l’efficience d’une justice commerciale équitable et libérée de la corruption, et dans la suppression des entraves à la création d’entreprises, que nous trouverons la voie du développement, à l’opposé de la voie de la servitude que nous indiquent les tenants du marxisme.

Habib Sayah est étudiant tunisien en droit, analyste pour El Mouwaten.

(1) Source : Résultats de l’étude sur les micro-entreprises en 2007 – Institut National de la Statistique.

Publié en collaboration avec UnMondeLibre.org

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