S comme Sales


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Miniature persane et Bal à Bougival
Miniature persane (coll. N. Khouri-Dagher) et Bal à Bougival (Auguste Renoir)

« L’Apprentissage » : S comme Sales. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre…

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

S

SALES

Les Français sont sales: ils prennent des bains!

Voilà ce que nous avons pensé, en arrivant en France. Car pour nous, se tremper – tout sale- dans une baignoire remplie d’eau pour en ressortir – tout propre – ensuite, nous semblait aussi improbable qu’illogique. Tremper dans une eau sale, beurk! pensions-nous. C’était comme tremper la vaisselle dans une eau de vaisselle et ne pas la rincer ensuite. D’ailleurs tenez, cette habitude française de faire la vaisselle en trempant la vaisselle dans un évier rempli d’eau, nous trouvions cela également dégoûtant! Comment peut-on laver une assiette en la frottant avec de l’eau, certes remplie de liquide vaisselle, mais où trempent aussi toutes les graisses du repas?

Les habitudes d’hygiène sont, avec les habitudes alimentaires, l’une des choses qui frappent le plus le voyageur, en tout lieu. Et les habitudes d’hygiène sont parmi les premières à résister à toute adaptation, car, comme l’alimentation, elles appartiennent au domaine de l’intime: au corps.

Les Français trouvent ainsi souvent les rues des villes arabes « sales », parce qu’y traînent des détritus. De même, parce que les enfants sont en haillons tachés, et vont nu-pieds, les populations pauvres des pays arabes – et d’Afrique, et d’Amérique latine aussi – seront également jugées « sales ». Ou encore, manger avec les doigts, comme le font les richissimes et immaculés émirs du Golfe, est considéré comme « sale » par les Occidentaux.

Pourtant, le sentiment d’hygiène est, comme toute appréciation sur une autre culture, éminemment subjectif. Ainsi au Tibet, Alexandra David-Néel note-t-elle les habitudes alimentaires des Tibétains, qui utilisent des bols de bois à peine lavés, et se lavent le corps de manière rarissime. Pour les Allemands, les Français sont sales car leurs toilettes publiques sont sales. Pour les Américains dans les années 50, les Français étaient sales car ils ne se lavaient pas les dents tous les jours.

Ainsi, alors que l’expression « sale Arabe » était encore en usage dans les années 70, c’est nous, les Arabes qui avons trouvé les Français bien sales dans leurs habitudes de vie au quotidien! Les Français ne se lavent pas les mains avant de passer à table! Car dans le monde arabe, où on mange traditionnellement avec les doigts, toujours on se lave les mains avant un repas. Et même dans les familles occidentalisées, où l’on utilise les couteaux-fourchettes, cettte habitude d’hygiène est restée enracinée – et puis, ne serait-ce que le pain que vous portez à votre bouche, vous le tenez bien à la main. Dans une maison raffinée au Maroc, un domestique fera circuler aux convives une aiguière et une cuvette, avant de passer à table. Autre déconvenue: les Français ne se lavent pas non plus les mains après le repas ! Car chez nous, suite logique de ce qui précède, on se lave dûment les mains – et même la bouche – après le repas, et au savon, pour ôter toute trace de gras. Pire: les Français ne se lavent pas les mains après être allés aux toilettes ! Cela fut sans doute une des choses qui nous choqua le plus – et continue de me choquer encore. Ou encore: en balade, en randonnée, les Français boivent tous au même goulot d’une bouteille de Coca! Ils se repassent tous leurs microbes! Car au Liban, où nous connûmes quand j’étais enfant des épidémies de choléra, ainsi qu’ailleurs au Moyen-Orient, pour des raisons d’hygiène tout le monde buvait toujours « à la gargoulette », tenant le broc ou la bouteille haut au-dessus de soi, et versant l’eau dans sa bouche ouverte – un peu à la manière dont on verse du thé à la menthe dans un verre, de très haut.

D’une manière générale, alors que c’était nous qui étions censés être « sous-développés », nous avons été surpris de noter que, du point de vue de l’hygiène corporelle, nous les Arabes étions plus avancés que nombre de Français, dans ces années 70 où nombre d’appartements parisiens n’avaient pas encore de salles de bains, comme nous le constatâmes lorsque ma grande sœur, étudiante, dû louer un appartement à Paris, années où l’ORTF diffusait des publicités pour l’eau chaude à la télévision, qui nous semblaient préhistoriques quand à Beyrouth tous les appartements modernes avaient l’eau chaude.

Ne vous fâchez pas: dans les années 70, les Français n’étaient pas tous très propres encore! Ce n’est pas moi qui le dis: Françoise Giroud, dans ses éditoriaux dans ELLE commentant les statistiques de vente de savonnettes et de brosses à dents, exhortait les Françaises à suivre l’exemple de modernité des Américaines* ! Et, lorsqu’à dix ans ma classe partit en classe de neige, je pus constater par moi-même que les douches n’étaient autorisées que le mercredi et le samedi, et que nous ne pouvions changer nos culottes qu’à ces moments-là! Heureusement, en 30 ans, l’américanisation des modes de vie, la vogue du sport, des spas, des « soins du corps », et du « souci de soi » sont passés par là, le marketing agressif des Procter & Gamble et autres fabricants de savonnettes et gels-douche aussi!

Car il faut le savoir: les Arabes sont maniaques pour l’hygiène corporelle, et même chez les Arabes non-musulmans, juifs et chrétiens, dont nous faisons partie, les impératifs de pureté corporelle imposés par l’Islam ont fini par s’imposer** .

Et moi qui ai travaillé des années dans l’un des quartiers les plus « sales » du Caire – dont Dieu sait qu’elle peut être sale en bien des quartiers – je vous dis que, même dans ces quartiers jonchés de détritus, l’intérieur des maisons est propre, nettoyé chaque jour. Que les enfants en haillons et pieds-nus qui viennent vers vous ne sont pas lavés moins souvent que les vôtres –mais leurs vêtements sont irrémédiablement tachés.

Sales: un jugement de valeur porté sur une culture.
Hygiène: des habitudes culturelles aussi.
Moi, je continue de manger avec les doigts le poulet, le poisson, et tous les crustacés – même dans les restaurants les plus huppés. Je me lave les mains plus que de coutume française. J’ai appris à faire la vaisselle en laissant tremper la vaisselle dans l’eau d’un évier, si je suis chez des gens – même si ce n’est pas comme ça que je la fais chez moi. A boire en randonnée au même goulot que tout le monde sans me dégoûter. Quand mon fils était petit, je le laissais tremper et jouer dans la baignoire, avec ses canards en plastique et ses petits bateaux, comme tous les petits Français. Et je ne dédaigne pas le plaisir d’un bain chaud, moment d’hygiène autant que de détente. Un peu orientale pour ceci, un peu occidentale pour cela. Comme pour tout le reste. Et je ne juge pas ceux-ci plus sales ou propres que ceux-là.

* ELLE, 1945-2005, Une histoire des femmes, Filipacchi, 2005.
** « La clé du paradis est la prière, et la clé de la prière est la toilette », dit un dicton musulman, et chaque enfant musulman s’entend dire que « al nadafa min al iman », c’est-à-dire: « la propreté fait partie de la foi ».

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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